Benoît XVI: L’Eucharistie - un îlot de Paix
«Marie mit au monde son Fils premier-né» (Lc 2,7)
«Tu es mon Fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré.» Par ces paroles du Psaume deuxième, l’Eglise commence la liturgie de la nuit sainte. Elle sait qu’à l’origine ces paroles appartenaient au rituel du couronnement des rois d’Israël. Le roi, qui en soi est un être humain comme les autres hommes, devient «fils de Dieu» par l’appel et l’installation dans sa charge: c’est une espèce d’adoption de la part de Dieu, un acte de décision, par lequel il donne à cet homme une nouvelle existence, l’attire dans son propre être. De façon encore plus claire, la lecture tirée du prophète Isaïe, que nous venons d’entendre, présente le même procédé dans une situation de tourment et de menace pour Israël: «Un enfant nous est né, un fils nous a été donné; l’insigne du pouvoir est sur son épaule» (9, 5).
L’installation dans la charge du roi est comme une nouvelle naissance. Justement comme nouveau-né de la décision personnelle de Dieu, comme un petit enfant venant de Dieu, le roi constitue une espérance. Sur ses épaules repose l’avenir. Il est le détenteur de la promesse de paix. Dans la nuit de Bethléem, cette parole prophétique est devenue réalité d’une manière qui, au temps d’Isaïe, aurait encore été inimaginable. Oui, aujourd’hui, c’est vraiment un petit enfant, celui sur les épaules duquel est le pouvoir. En lui apparaît la nouvelle royauté que Dieu établit dans le monde. Ce petit enfant est vraiment né de Dieu.
Il est la Parole éternelle de Dieu, qui unit l’une à l’autre humanité et divinité. Pour ce petit enfant valent les titres de dignité que le cantique de couronnement d’Isaïe lui attribue: Merveilleux Conseiller – Dieu-Fort – Père-à-jamais – Prince de la Paix (9, 5). Oui, ce roi n’a pas besoin de conseillers appartenant aux sages du monde. Il porte en lui-même la sagesse et le conseil de Dieu. Justement dans la faiblesse du fait d’être un petit enfant, il est le Dieu fort et il nous montre ainsi, devant les pouvoirs prétentieux du monde, la force propre de Dieu.
Les paroles du rituel du couronnement en Israël, en vérité, étaient toujours seulement des rituels d’espérance, qui prévoyaient de loin un avenir qui aurait été donné par Dieu. Aucun des rois salués de cette façon ne correspondait à la sublimité de ces paroles. En eux, toutes les paroles sur la filiation de Dieu, sur l’installation dans l’héritage des nations, sur la domination des terres lointaines (Ps 2,8) restaient seulement un renvoi à un avenir – presque des panneaux signalétiques de l’espérance, des indications qui conduisaient vers un avenir qui, en ce moment-là était encore inconcevable. Ainsi l’accomplissement des paroles qui commence dans la nuit de Bethléem est en même temps immensément plus grand et – du point de vue du monde – plus humble que ce que les paroles prophétiques laissaient entrevoir. Il est plus grand, parce que ce petit enfant est vraiment Fils de Dieu, vraiment «Dieu né de Dieu, lumière née de la lumière, engendré, non pas créé, de même nature que le Père». L’infinie distance entre Dieu et l’homme est dépassée. Dieu ne s’est pas seulement penché vers en bas, comme disent les Psaumes; il est vraiment «descendu», entré dans le monde, devenu l’un de nous pour nous attirer tous à lui. Ce petit enfant est vraiment l’Emmanuel, «le Dieu-avec-nous».
Son royaume s’étend vraiment jusqu’aux confins de la terre. Dans l’étendue universelle de la sainte Eucharistie, il a vraiment érigé des îlots de paix. Partout où elle est célébrée, on a un îlot de paix, de cette paix qui est propre à Dieu. Ce petit enfant a allumé parmi les hommes la lumière de la bonté et leur a donné la force de résister à la tyrannie du pouvoir. En chaque génération, il construit son royaume de l’intérieur, à partir du cœur.
Mais il est vrai aussi que «le bâton du tortionnaire» n’a pas été brisé. Aujourd’hui aussi marchent, bruyantes, les chaussures des soldats et toujours encore et toujours de nouveau il y a le «manteau couvert de sang «(Is 9,3s). Ainsi la joie pour la proximité de Dieu fait partie de cette nuit. Nous rendons grâce parce que Dieu, comme un petit enfant, se donne entre nos mains, il mendie, pour ainsi dire, notre amour, il répand sa paix dans notre cœur. Cette joie, toutefois, est aussi une prière: Seigneur, réalise totalement ta promesse. Brise les bâtons des tortionnaires.
Brûle les chaussures bruyantes. Fais que finisse le temps des manteaux couverts de sang. Réalise la promesse: «La paix sera sans fin» (Is 9,6). Nous te rendons grâce pour ta bonté, mais nous te prions encore: montre ta puissance. Établis dans le monde la domination de ta vérité, de ton amour – le «royaume de la justice, de l’amour et de la paix».
«Marie mit au monde son fils premier-né» (Lc 2,7). Avec cette phrase, saint Luc raconte, de manière absolument privée de pathos, le grand événement que les paroles prophétiques dans l’histoire d’Israël avaient entrevu par avance. Luc qualifie le petit enfant de «premier-né». Dans le langage qui s’est formé dans la Sainte Ecriture de l’Ancienne Alliance, «premier-né» ne signifie pas le premier d’une série d’autres enfants.
La parole «premier-né» est un titre d’honneur, indépendamment de la question de savoir si ensuite suivent d’autres frères et sœurs ou non. Ainsi dans le Livre de l’Exode (4,22), Israël est appelé par Dieu «mon fils premier-né», et ainsi s’expriment son élection, sa dignité unique, l’amour particulier de Dieu Père. L’Eglise naissante savait qu’en Jésus cette parole avait reçu une nouvelle profondeur; qu’en lui sont résumées les promesses faites à Israël.
Ainsi la Lettre aux Hébreux appelle Jésus «le premier-né», simplement pour le qualifier, après les préparations de l’Ancien Testament, comme le Fils que Dieu envoie dans le monde (cf. He 1, 5-7). Le premier-né appartient de façon particulière à Dieu, et pour cela – comme dans de nombreuses religions – il devait être de façon particulière remis à Dieu et être racheté par un sacrifice substitutif, comme saint Luc le raconte dans l’épisode de la présentation de Jésus au temple. Le premier-né appartient à Dieu de façon particulière, il est, pour ainsi dire, destiné au sacrifice.
Dans le sacrifice de Jésus sur la croix, la destination du premier-né s’accomplit de façon unique. En lui-même, il offre l’humanité à Dieu et unit homme et Dieu de manière telle que Dieu soit tout en tous. Saint Paul, dans les Lettres aux Colossiens et aux Ephésiens, a développé et approfondi l’idée de Jésus comme premier-né: Jésus, nous disent ces Lettres, est le Premier-né de la création – le véritable archétype de l’homme selon lequel Dieu a formé la créature homme. L’homme peut être image de Dieu parce que Jésus est Dieu et Homme, la véritable image de Dieu et de l’homme. Il est le premier-né d’entre les morts, nous disent en outre ces Lettres. Dans la Résurrection, il a abattu le mur de la mort pour nous tous.
Il a ouvert à l’homme la dimension de la vie éternelle dans la communion avec Dieu. Enfin, il nous est dit: il est le premier-né de nombreux frères. Oui, aujourd’hui il est cependant le premier d’une série de frères, le premier, c’est-à-dire qui inaugure pour nous l’être en communion avec Dieu. Il crée la véritable fraternité – non la fraternité, défigurée par le péché, de Caïn et Abel, de Romulus et Remus, mais la fraternité nouvelle dans laquelle nous sommes la famille même de Dieu. Cette nouvelle famille de Dieu commence au moment où Marie enveloppe le «premier-né» dans les langes et le dépose dans la mangeoire. Prions-le: Seigneur Jésus, toi qui as voulu naître comme premier de nombreux frères, donne-nous la vraie fraternité. Aide-nous à devenir semblables à toi. Aide-nous à reconnaître dans l’autre qui a besoin de moi, en ceux qui souffrent ou qui sont abandonnés, en tous les hommes, ton visage, et à vivre avec toi comme des frères et des sœurs pour devenir une famille, ta famille.
L’Evangile de Noël nous raconte, à la fin, qu’une multitude d’anges de la troupe céleste louait Dieu et disait: «Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes qu’il aime» (Lc 2,14). Dans le chant du Gloria, l’Eglise a amplifié cette louange, que les anges ont entonnée devant l’événement de la nuit sainte, en en faisant une hymne de joie sur la gloire de Dieu. «Nous te rendons grâce pour ton immense gloire». Nous te rendons grâce pour la beauté, pour la grandeur, pour ta bonté, qui en cette nuit nous deviennent visibles.
L’apparition de la beauté, du beau, nous rend joyeux sans que nous devions nous interroger sur son utilité. La gloire de Dieu, d’où provient toute beauté, fait exploser en nous l’étonnement et la joie. Celui qui entrevoit Dieu éprouve de la joie, et en cette nuit nous voyons quelque chose de sa lumière. Mais le message des anges dans la nuit sainte parle aussi des hommes: «Paix aux hommes qu’il aime». La traduction latine de cette parole, que nous utilisons dans la liturgie et qui remonte à Jérôme, résonne autrement: «Paix aux hommes de bonne volonté». L’expression «les hommes de bonne volonté» dans les dernières décennies est entrée de façon particulière dans le vocabulaire de l’Eglise. Mais quelle traduction est juste? Nous devons lire les deux textes ensemble; nous comprenons seulement ainsi la parole des anges de façon juste.
Serait erronée une interprétation qui reconnaîtrait seulement l’œuvre exclusive de Dieu, comme s’il n’avait pas appelé l’homme à une réponse d’amour qui soit libre. Serait aussi erronée, cependant, une interprétation moralisante, selon laquelle l’homme avec sa bonne volonté pourrait, pour ainsi dire, se racheter lui-même. Les deux choses vont ensemble: grâce et liberté; l’amour de Dieu, qui nous précède et sans lequel nous ne pourrions pas l’aimer, et notre réponse, qu’il attend et pour laquelle, dans la naissance de son Fils, il nous prie même. L’enchevêtrement de grâce et de liberté, l’enchevêtrement d’appel et de réponse, nous ne pouvons pas le scinder en parties séparées l’une de l’autre.
Les deux sont indissolublement tressés entre eux. Ainsi cette parole est en même temps promesse et appel. Dieu nous a précédés par le don de son Fils. Toujours de nouveau Dieu nous précède de façon inattendue. Il ne cesse pas de nous chercher, de nous relever chaque fois que nous en avons besoin. Il n’abandonne pas la brebis égarée dans le désert où elle s’est perdue. Dieu ne se laisse pas troubler par notre péché. Il recommence toujours à nouveau avec nous. Toutefois il attend en retour notre amour. Il nous aime pour que nous puissions devenir des personnes qui aiment avec lui et ainsi il peut y avoir la paix sur la terre.
Luc n’a pas dit que les anges ont chanté. Il écrit très sobrement: la troupe céleste louait Dieu et disait: «Gloire à Dieu au plus haut des cieux…» (Lc 2,13s). Mais depuis toujours les hommes savaient que le parler des anges est différent de celui des hommes; que, justement en cette nuit du joyeux message, il a été un chant dans lequel la gloire sublime de Dieu a brillé. Ainsi ce chant des anges a été perçu depuis le commencement comme une musique provenant de Dieu, et bien plus, comme une invitation à s’unir dans le chant, dans la joie du cœur pour le fait d’être aimés de Dieu. Cantare amantis est, dit saint Augustin: chanter est le propre de celui qui aime. Ainsi, au long des siècles, le chant des anges est devenu toujours de nouveau un chant d’amour et de joie, un chant de ceux qui aiment.
En ce moment, nous nous associons, pleins de gratitude à ce chant de tous les siècles, qui unit ciel et terre, anges et hommes. Oui, nous te rendons grâce pour ton immense gloire. Nous te remercions pour ton amour. Fais que nous devenions toujours plus des personnes qui aiment avec toi et donc des personnes de paix. Amen.
Homélie donnée le 24 décembre 2010
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